Le parcellaire ou cadastre permet la répartition de l'impôt entre les contribuables. Sous l'ancien régime, il sert avant tout à répartir la charge de la taille dont doit s'acquitter la communauté. Cette répartition se fait en Dauphiné depuis le XVIIème siècle en fonction des revenus produits par les biens immobiliers détenus par les contribuables. La superficie et la valeur (l'estime) des parcelles sont recensées dans un document appelé parcellaire.
Au milieu du XVIIIème siècle, l'ancien parcellaire de Voreppe, datant du début
du XVIIème siècle, est en mauvais état. Des erreurs se produisent dans les
impositions, et les contestations se multiplient. En 1740, la Communauté envisage de vendre du bois qui se trouve dans la forêt
de Lambournay afin de financer la "réfection des parcellaire et
péréquaire de ladite communauté, dépense indispensable attendu que les dits
parcellaire et péréquaire sont en très mauvais état et hors de service".
Chapelle de la Madeleine,
sur le site de l'ancienne Maladrerie |
Le 24 mars 1748, l'intendant du Dauphiné, De la Porte, autorise l'ouverture
d'une procédure d'adjudication permettant de rechercher celui qui pourrait
prendre en mains le travail de réalisation d'un nouveau parcellaire. Pendant
trois dimanche consécutifs des affiches sont publiées à Voreppe et à
Grenoble. Aucune offre n'étant intéressante, l'opération doit être
renouvelée.
Des conditions précises sont alors déterminées :
la communauté de Voreppe paiera les travaux et fournira à celui qui aura été choisi des indicateurs habitant Voreppe ainsi qu'une chaîne portable ;
le travail final doit aboutir à un plan général et géométrique contenant la division de chaque propriété, la nature et la qualité des terrains, les chemins et ruisseaux avec toutes leurs sinuosités ;
une légende doit faire apparaître les noms et surnoms des propriétaires, la nature des fonds et le nombre de sétérées ;
une fois les mesures exécutées, des experts nommés aux frais de l'entrepreneur, doivent se transporter sur les lieux et apposer les estimes (valeur des fonds imposables) ;
le travail déposé chez une personne choisie par la communauté doit être accessible pendant quatre mois à tous les intéressés qui voudraient le vérifier et faire corriger les erreurs éventuelles, tant sur les surfaces que sur les estimes ;
une fois ce laps de temps écoulé, le plan et sa légende peuvent être mis au propre et des détails précis en fixent les conditions.
Deux personnes se sont présentées, un notaire royal, François Laurent, et un professeur de mathématiques, Sébastien Dupuy.
Le 22 mars 1750, le choix se porte sur ce dernier, qui promet de faire le travail en quatre ans pour la somme de 7000 livres, alors que son concurrent en demande 8000. Dupuy demande à être payé en trois fois : 1000 livres dès la signature du marché, 3500 à l'achèvement du plan géométrique et 2500 à la livraison du cadastre. Il se charge de salarier lui même deux porteurs de chaîne et une troisième personne pour les autres instruments, laissant à la communauté la charge de payer les indicateurs, les frais de timbre et d'homologation.
Le 9 février 1751, au nom du Roi, le Conseil d'Etat autorise la Communauté à faire entreprendre les travaux et à lever un impôt exceptionnel sur les trois Ordres pour en assurer le financement.
Henri Sébastien Dupuy de Bordes (1702-1776) descend d'une vieille famille noble du Dauphiné. Professeur de mathématiques à l'Ecole d'artillerie de Grenoble, il enseigna aussi à l'université de Valence. Parmi ses élèves, il eut alors le jeune Napoléon Bonaparte qui, devenu Empereur, le nomma Officier de la Légion d'Honneur. Ses compétences furent aussi utilisées par Diderot qui lui demanda de collaborer à l'Encyclopédie. On trouve aux archives départementales de l'Isère d'autres plans réalisés par Dupuy, comme le plan du cours de l'Isère à Montfleury, daté de 1737 (ADI 1 Fi 923).
Le hameau de
Brandegaudières |
Conformément au cahier des charges, Dupuy relève de 1751 à 1759 les mesures et estimes de tous les fonds de Voreppe. Il les reporte ainsi que la nature des fonds, le nom des propriétaires et les toponymes, sur deux grandes planches de 4,5 m x 2,6 m et 4,5 m x 1,8 m, qui ont pour limite commune la route royale Lyon-Grenoble qui vient d'être construite.
Ce document appelé minute (brouillon), autour duquel est construit Voreppe, 1759, est vraisemblablement celui qui fut soumis à enquête publique.
Dupuy met ensuite au propre le plan sous forme d'un atlas de 36 planches, propriété de la Ville de Voreppe, conservé aux archives départementales de l'Isère sous la cote ADI 4 E 543 / G 29. La notice accompagnant l'atlas précise qu'il a été réalisé "à partir de plans levés géométriquement de toutes les possessions qui se trouvent dans l'étendue de ce territoire, le tout dans un ordre détaillé contigu et successif en sorte que ces cartes forment par la suite une seule carte qui comprend tout ledit territoire, relativement aux articles qui composent la masse du nouveau parcellaire de ladite communauté qui sont désignés par des numéros dans ce parcellaire".
Dupuy accompagne cet atlas d'un parcellaire (ADI 4 E 543 / G 30) indiquant, dans l'ordre des parcelles regroupées par mas (quartiers), le nom du propriétaire, la nature noble ou taillable du fonds, sa contenance, son estime, le type de culture, et éventuellement le micro-toponyme qui la qualifie.
Ultérieurement, un notaire fait réaliser une matrice, classant les parcelles dans l'ordre alphabétique de propriétaire "parce qu'il y a une division si difforme quant aux possesseurs des articles [dans la matrice réalisée par Dupuy] ce que l'on ne peut à la vérité appeler un parcellaire en ce que pour un vrai parcellaire chaque particulier doit voir d'un coup d'œil toutes ses possessions article par article jusqu'à la fin, ce que le sieur Dupuy était tenu de faire...". (ADI 1 J 1089)
Ce travail est cependant réalisé par Dupuy en 1770 (ADI 4 E 543 / 31 G). Cette "légende ou courcier extrait du nouveau cadastre de la Communauté de Voreppe", classant les parcelles dans l'ordre alphabétique des propriétaires, débute par l'avertissement suivant : "La légende d'un cadastre exige de rapporter la suite des fonds de chaque particulier pour les avoir tous à la fois sous les yeux afin de voir en même temps la somme des estimes des fonds de chaque propriétaire, pour faire en conséquence le partage de la somme portée par le lançon proportionnellement à la somme de l'estime des fonds de chaque propriétaire."
La date de réalisation de l'atlas parcellaire de Dupuy et sa ressemblance avec la "mappe sarde" donnent à penser que Dupuy dût s'inspirer de l'exemple savoyard.
En 1728, le roi Victor Amédée II de Savoie décida en effet de cadastrer la totalité du duché de Savoie ce qui fut fait en dix années. Depuis lors, toutes les communes de Savoie et de Haute Savoie disposent d'un cadastre du début du XVIIIème siècle, appelé mappe sarde, conservé aux archives départementales, très semblable au brouillon de l'atlas de Dupuy.
Le hameau de Tivolière |
noms et délimitations des mas (quartiers)
toponymes et micro-toponymes
nature des cultures
noms des propriétaires
forme, surfaces et positions relatives des parcelles
noms des ruisseaux, chemins, roches
tels qu'ils existaient à Voreppe au milieu du XVIIIème siècle.
pour un grand nombre de données de géographie physique et humaine, d'histoire, d'économie et de sociologie qui restent à exploiter.
L'antériorité de 70 ans par rapport au cadastre napoléonien, si elle n'est pas considérable, n'en reste pas moins très importante. L'atlas de Dupuy nous fait connaître l'état de la propriété au temps du régime féodal, ce que ne peut nous donner le cadastre napoléonien. Il nous procure un certain recul par rapport à la Révolution et permet de suivre l'évolution de la propriété jusqu'au cadastre contemporain. Il fut dressé avant la révolution agraire et industrielle du XIXème siècle. Si le cadastre de Napoléon permet d'imaginer l'état du territoire au XVIIIème siècle, l'atlas parcellaire voreppin conduit de même à considérer le XVIIème siècle avec une certaine sécurité. Mieux encore, les très nombreuses parcelles qualifiées de "nobles" dans le parcellaire de 1759 nous ramènent au XVIème siècle, avant le Procès des tailles.
Dans notre région, les travaux conduits par Paul Dufournet sur la commune de Bassy (Haute-Savoie), à partir de la mappe sarde, ou ceux d'Alain Belmont sur la Bâtie-Divisin (Isère) d'après le parcellaire de 1684, offrent deux exemples de ce que l'étude d'un cadastre ancien permet de révéler en matière d'archéologie du paysage et de connaissance des sociétés anciennes.